Esturgeon jaune (Acipenser fulvescens) évaluation et rapport de situation du COSEPAC : chapitre 10

Facteurs limitatifs et menaces

L’esturgeon jaune est soumis à des facteurs limitatifs liés au climat, à l’hydrologie ainsi qu’à la température et à la composition chimique de l’eau. Le climat et les régimes hydrologiques qui en résultent pourraient jouer un rôle déterminant dans l’état des individus d’un an. Il a été démontré qu’un faible débit et une basse température de l’eau durant le frai ont un effet négatif sur la fécondité de l’esturgeon russe (Acipenser gueldenstaedtii) dans la Volga (Khoroshko, 1972) et de l’esturgeon blanc dans les rivières Sacramento, San Joaquin et Columbia (Kolhorst et al., 1991). Dans le fleuve Saint-Laurent, l’état des individus d’un an semble être déterminé pendant les premiers mois du cycle vital. Les conditions climatiques et hydrologiques qui prévalent en juin, période durant laquelle les larves dérivent hors des frayères et commencent l’alimentation exogène, sont considérées comme les déterminants essentiels de la condition des individus d’un an dans le fleuve (Nilo et al., 1997). Inversement, une température de l’eau trop élevée peut être mortelle au stade précoce du développement embryonnaire de l’esturgeon jaune. L’incubation semble possible à l’intérieur d’une plage de température de 10 à 18 °C, mais le taux de survie le plus élevé et une éclosion plus uniforme sont observés dans une plage plus étroite entre 14 et 16 C chez l’esturgeon blanc et l’esturgeon jaune. Des températures de 18 à 20°C provoquent des déformations majeures et une mortalité, tandis que les températures supérieures à 20 °C sont mortelles (Wang et al., 1985).

L’esturgeon jaune est exposé à diverses menaces telles que la surexploitation, les barrages, la dégradation de l’habitat, les contaminants et les espèces introduites, mais, parmi elles, c’est indubitablement la pêche commerciale qui a été la cause première du déclin historique des populations d’esturgeons jaunes. Toutes les populations d’esturgeons jaunes qui ont été exploitées ont subi un déclin, dans bien des cas proche de la disparition (Brousseau, 1987; Houston, 1987; NatureServe, 2004). Les populations décimées, même lorsqu’elles sont protégées, peuvent mettre de nombreuses années à se rétablir, si elles y parviennent, étant donné qu’il s’agit d’une espèce à croissance lente et à maturation tardive qui fraie par intermittence. Depuis que la pêche commerciale a été interrompue dans l’ensemble de l’aire de répartition de l’espèce, le déclin a ralenti ou cessé chez bon nombre de populations, mais aucune d’entre elles n’est revenue à son abondance historique, tandis que d’autres ont disparu (NatureServe, 2004). Là où une pêche commerciale est encore pratiquée, celle-ci est assujettie à des quotas stricts. Par exemple, il existe actuellement une pêcherie commerciale dans les eaux canadiennes du lac Sainte-Claire; les esturgeons sont capturés à l’aide de lignes fixes appâtées et la récolte annuelle varie de 500 à 800 kg (Locke, comm. pers.).

La valeur élevée des œufs et de la chair fumée d’esturgeon encourage la pêche illégale, même dans les populations décimées. L’incidence de la pêche illégale est difficile à déterminer, mais on estime que plusieurs milliers d’esturgeons jaunes sont vendus illégalement chaque année. On rapporte que des darnes d’esturgeon blanc peuvent se vendre de 15 à 25 $/kg sur le marché noir (Ptolemy et Vennesland, 2003). Un réseau organisé de braconniers, actif dans le nord-ouest du Pacifique, a fourni de grandes quantités de caviar d’esturgeon blanc à des détaillants, lesquels l’ont vendu au public en tant que caviar de grand esturgeon (Huso huso) (Waldman, 1995). On rapporte également l’existence d’un marché noir en Alberta, où la viande d’esturgeon jaune se vend à des prix similaires et les œufs transformés peuvent se vendre à plus de 100 $/kg (J. Stock, Saskatchewan Parks and Renewable Resources, Maple Creek, Saskatchewan, comm. pers.). Dumont et al. (1987) rapportent que, durant les années 1980, les pêcheries illégales dans le système du fleuve Saint-Laurent étaient nombreuses et très bien organisées, visant les poissons en frai de grande taille.

Les barrages ont des effets directs et indirects sur les esturgeons jaunes. Ils peuvent avoir des effets directs en empêchant les déplacements à certains moments de l’année, en particulier durant le frai. À moins que ces barrages ne soient repensés afin de permettre aux poissons de se déplacer librement, les incidences sur la migration continueront à se faire sentir de manière importante (Thuemler, 1985; Ferguson et Duckworth, 1997). Les effets combinés de la construction graduelle de barrages aux deux extrémités du lac Saint François entre 1912 et 1958, de même que la pêche excessive de la population résiduelle, ont probablement causé le déclin de l’esturgeon jaune à cet endroit. Depuis le début des années 1960, la circulation des esturgeons entre le fleuve Saint-Laurent et la rivière des Outaouais a été presque complètement bloquée par le barrage hydroélectrique Carillon à l’entrée du lac des Deux-Montagnes, ce qui s’est traduit par le déclin de la population d’esturgeons jaunes dans le segment de la rivière des Outaouais entre Carillon et Gatineau (Dumont et al., 1987). Un grand nombre d’autres tributaires du fleuve Saint-Laurent, où l’espèce frayait historiquement, pourraient également avoir été rendus inaccessibles par la construction de barrages et d’ouvrages de retenue.

Parmi les autres effets directs des barrages sur l’esturgeon jaune, on compte l’entraînement, les perturbations saisonnières de l’habitat et un dérèglement des facteurs qui régulent le déclenchement et la durée du frai.McKinley et al. (1998) ont démontré que la mortalité due à l’entraînement à la centrale électrique Little Long dans le système de la rivière Mattagami (nord de l’Ontario) est maximale durant la crue du printemps, période pendant laquelle la centrale est en opération continue. Lorsque les barrages hydroélectriques sont en opération, les débits changent selon la demande, et ces changements peuvent être imprévisibles. De telles fluctuations dans les débits nuisent aux déplacements des esturgeons. Findlay et al. (1997) concluent que les populations d’esturgeons jaunes des rivières Saskatchewan-Sud et Saskatchewan ont connu des déclins importants et des stress liés à la surexploitation avant la construction des barrages. Ils ont également conclu que la modification du régime hydrologique à la suite de la construction de trois grands barrages (E. B. Campbell, Gardiner et Grand Rapids) concurremment avec une augmentation de la consommation d’eau à des fins résidentielles et agricoles se sont soldées par une perte et une dégradation importantes de l’habitat des esturgeons, ce qui a réduit le recrutement dans des populations déjà compromises. Les obstacles physiques ont également fragmenté davantage les populations et éliminé toute possibilité de recrutement par l’immigration, tout en accroissant le taux de mortalité dû à l’entraînement des poissons dans les turbines. Même si on ne sait presque rien des incidences des barrages sur l’esturgeon jaune (Seyler, 1997a), il convient néanmoins de noter que le bassin de la rivière Moose est l’un des systèmes riverains les plus fragmentés du Canada.

Il ne fait aucun doute que les barrages fragmentent l’habitat, ce qui se traduit par la ségrégation ou l’exclusion de certaines cohortes (les adultes en amont et les juvéniles d’un an ou les juvéniles en aval), de même que l’emprisonnement en aval des individus lorsque le débit des barrages est à son maximum (McGovern, comm. pers.). Auer (1996b) a démontré que, lorsque les débits ont été ramenés à des niveaux s’approchant des débits naturels, le nombre d’esturgeons jaunes frayant sous le barrage hydroélectrique Pickett (rivière Sturgeon, Michigan) a augmenté de 74 p. 100, et que les individus présents étaient de poids supérieur et de meilleure capacité reproductive. Dans ces conditions, le nombre de femelles a augmenté de 68 p. 100 et les esturgeons en frai des deux sexes passaient moins de temps dans les frayères (Auer, 1996b).

Les débits naturels, en interaction avec la température, pourraient constituer des déclencheurs importants qui stimulent le frai chez l’esturgeon jaune. Il est possible que le frai soit retardé et que l’énergie requise pour la reproduction soit détournée vers d’autres fonctions corporelles lorsque les esturgeons attendent ces déclencheurs dans des secteurs où le débit est perturbé (Khoroshko, 1972; Auer, 1996b). Auer (1996b) a observé que, les années où le débit de l’eau variait considérablement et était interrompu de façon artificielle, les esturgeons jaunes sont demeurés dans les frayères sous le barrage Pickett quatre à six semaines de plus que les années où le débit était naturel. Ces années-là, peu de signes de frai ont été observés, et seuls quelques individus étaient en état de se reproduire, même si la température de l’eau était normale pour le frai (Auer, 1996b). Khoroshko (1972) signale que l’état des esturgeons russes femelles se détériorait lorsque celles-ci étaient forcées de dépenser de l’énergie durant la période précédant le frai dans les secteurs où le débit était anormalement élevé en raison de la présence de barrages hydroélectriques. Il s’en est suivi une diminution de la qualité et de la quantité des œufs (Khoroshko, 1972). L’esturgeon jaune pourrait être touché de la même manière (Auer, 1996b). Par exemple, une augmentation du débit à des moments critiques du frai pourrait transporter les œufs vers des habitats de moindre qualité en termes de nourriture et de protection contre les prédateurs, tandis qu’une baisse du niveau de l’eau pourrait exposer les œufs à la dessiccation, puisque ceux-ci se fixent à des substrats rocheux immédiatement après la fécondation grâce à leur surface collante.McKinley et al. (1993) rapportent qu’une baisse de la concentration d’acides gras plasmatiques non estérifiés pourrait être due à un état nutritionnel altéré par des fluctuations du régime hydrologique en aval des centrales hydroélectriques.

La construction de passes à poissons pourrait contribuer à résoudre le problème de la fragmentation de l’habitat, mais ne réglerait pas celui de la perte et de la dégradation d’habitat dues à la modification des régimes hydrologiques. Par ailleurs, la capacité à nager des esturgeons n’est pas la même que celle des espèces pour lesquelles les passes à poissons actuelles sont conçues, et la grande taille des esturgeons complique davantage la conception de passes adéquates et sécuritaires (Peake et al., 1997). Chaque année depuis 2001, seulement quelques grands esturgeons jaunes ont été observés parmi les milliers de poissons de plus de 35 espèces qui utilisent la passe à poissons Vianney-Legendre sur la rivière Richelieu (Fleury et Desrochers, 2004).

La dégradation de l’habitat associée à d’autres activités humaines est également une menace connue. Par exemple, le cours inférieur de la rivière Assiniboine était autrefois un secteur important pour l’esturgeon jaune en raison de l’abondance de macro-invertébrés qui s’y trouvaient (p. ex. larves d’éphémères communes) (Choudhury et Dick, 1993). Aujourd’hui, ce segment de la rivière souffre d’une détérioration de la qualité de l’eau due à l’érosion, à des sédiments en suspension et au déversement d’eaux usées.

On a également avancé que les contaminants seraient une cause du déclin des esturgeons jaunes (Harkness et Dymond, 1961; Mongeau et al., 1982; Rousseaux et al., 1995). Dans le but d’évaluer les effets des contaminants sur les esturgeons jaunes, des bio-indicateurs ont été mesurés dans un échantillon d’esturgeons jaunes provenant de deux sites : la rivière des Prairies à la confluence du fleuve Saint-Laurent (Montréal) et un site de référence dans le cours supérieur de la rivière des Outaouais dans le parc de la Vérendrye. On a conclu que les contaminants organiques pourraient être en cause, puisque les individus capturés dans la rivière des Prairies présentaient une pathologie hépatique modérée à grave (Rousseaux et al., 1995). Parmi les larves élevées dans un ruisseau artificiel, la prévalence de déformations des nageoires était significativement plus élevée chez la progéniture d’esturgeons jaunes échantillonnés dans la rivière des Prairies (6,3 p. 100) que dans la progéniture d’esturgeons jaunes provenant du site de référence (1,7 p. 100) (Doyon et al., 1999). De même, les concentrations hépatiques et intestinales de rétinoïdes étaient significativement inférieures (par un facteur pouvant atteindre 40) dans l’échantillon de la rivière des Prairies (Doyon et al., 1998; idem, 1999; Ndayibagira et al., 1995).

Il a été démontré que les frayères des esturgeons jaunes peuvent être détériorées par les fibres de bois et les effluents chimiques des usines de pâtes et papiers, ainsi que par les eaux d’écoulements agricoles et l’envasement (Mosindy, 1987). Un déversement accidentel d’effluents toxiques a causé la mort d’un grand nombre d’esturgeons jaunes le long du fleuve Saint-Laurent en 1984 (Dumont et al., 1987). Les teneurs en mercure et en biphényles polychlorés (BPC) chez les esturgeons jaunes ont déjà largement dépassé les niveaux acceptables (Hart, 1987), et la pêche de l’esturgeon jaune a été fermée dans le lac Sainte-Claire en 1970 à cause d’une contamination au mercure (Baldwin et al., 1978), mais a été rouverte en 1991. En tant qu’espèce démersale, l’esturgeon jaune est souvent exposé à de fortes concentrations de contaminants. Les individus exposés à des systèmes où la concentration de contaminants est élevée ont moins de rétinoïdes que les individus vivant dans des systèmes non contaminés (Ndayibagira et al., 1995).

La contamination de l’habitat due à l’agriculture a eu des effets négatifs sur plusieurs populations, en particulier dans les Prairies (Graham, 1981; Pflieger, 1975; Mosindy, 1987; NatureServe, 2004). Les agriculteurs utilisent 35 fois plus d’engrais qu’il y a 50 ans; le phosphore et l’azote en particulier ajoutent une quantité considérable de nutriments dans plusieurs lacs et cours d’eau. La production de bétail pose également problème là où le fumier et les déchets peuvent aboutir dans l’eau à partir de points d’alimentation situés près de cours d’eau ou lorsque le fumier est épandu sur les champs ou sur la glace en hiver (MPO, 1992). Le creusage de canaux et de fossés, le labourage et le déboisement ont également contribué à accroître la sédimentation et la perte de couvert végétal, menant à la perte et la dégradation de l’habitat dans les tributaires du lac Érié et dans une bonne partie du Midwest américain (NatureServe, 2004), des Prairies (MPO, 1992) et de la rivière à la Pluie dans le nord de l’Ontario (Mosindy, 1987).

La décharge de sédiments peut affecter les esturgeons directement en causant la mortalité d’individus à différentes étapes de leur cycle vital par enterrement ou engorgement des branchies, ou encore indirectement par la dégradation de l’habitat (Hatin et al., sous presse). Le dragage et le déchargement associés à la construction du chenal navigable de la Voie maritime du Saint-Laurent durant les années 1950 et 1960 ont causé d’importantes perturbations de l’habitat. L’entretien des chenaux et des ports se fait annuellement (Dumont et al., 1987; Robitaille et al., 1988). Or, les connaissances dont nous disposons au sujet de la relation entre les caractéristiques de l’habitat, l’alimentation et la répartition de l’esturgeon jaune dans le fleuve sont encore insuffisantes (Nilo et al., 2006). Dans le cadre d’une étude à grande échelle sur la décharge de sédiments dans le haut estuaire, Hatin et al. (sous presse) ont observé un comportement d’évitement des sites ainsi que des effets négatifs des opérations de décharge de sédiments chez les esturgeons noirs mais non chez les esturgeons jaunes, probablement parce que l’alimentation de l’esturgeon jaune est plus diversifiée.

Entre le stade d’alevins nageant et le moment où ils atteignent environ 120 mm, les esturgeons sont très sensibles au TFM, un lampricide utilisé pour contrôler la grande lamproie marine (Petromyzon marinus) dans le bassin des Grands Lacs (Johnson et al., 1999; Boogaard et al., 2003). Compte tenu du fait que l’aire de répartition historique de l’esturgeon jaune et l’aire de répartition de la grande lamproie marine se chevauchent considérablement dans le bassin des Grands Lacs, le TFM pourrait représenter une menace importante pour l’esturgeon jaune (Auer, 1999). Les  programmes de contrôle de la grande lamproie marine dans le bassin des Grands Lacs ont élaboré des protocoles de traitement visant à réduire le plus possible les effets sur les esturgeons jaunes (Holey et al., 2000), mais ces protocoles sont de moins en moins appliqués au fur et à mesure que l’abondance de la grande lamproie marine augmente.

Parmi les autres menaces, on compte l’introduction d’espèces exotiques comme la moule zébrée (Dreissena polymorpha), l’éperlan (Osmerus mordax) et le gobie à taches noires (Neogobius melanostomus), qui pourraient entrer en compétition avec l’esturgeon jaune pour la nourriture et l’habitat, se nourrir des œufs et des juvéniles et perturber l’habitat (MPO, 1992; Scott et Crossman, 1998). L’introduction de plantes non indigènes, telles que le myriophylle à épis (Myriophyllum spicatum) et la salicaire pourpre (Lithrum salicaria), pourrait également causer une perturbation de l’habitat et une diminution de la diversité (MPO, 1992).

 

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