Ours grizzli (Ursus arctos) évaluation et rapport de situation du COSEPAC : chapitre 5

5. Biologie

5.1 Généralités

La biologie fondamentale de l’ours grizzli est bien connue, et d’excellentes descriptions sont présentées dans LeFranc et al. (1987), Pasitschniak-Arts (1993), Craighead et al. (1995), Pasitschniak-Arts et Messier (2000) ainsi que dans Schwartz et al. (sous presse). Les sections suivantes font état des progrès récents dans notre connaissance de certaines caractéristiques du cycle biologique de l’ours grizzli qui sont pertinentes pour l’évaluation de la situation de l’espèce.

5.2 Reproduction

L’âge à la première mise bas, la taille des portées et l’intervalle entre les mises bas sont variables et semblent fonction de la qualité de l’habitat (Hilderbrand et al., 1999; Ferguson et McLoughlin, 2000). Ordinairement, les femelles ont leur première portée à l’âge de cinq à sept ans. Les portées comptent habituellement de un à trois petits et l’intervalle entre les portées est en général de trois ans (Schwartz et al., sous presse). Il existe des cas documentés de femelles ayant réussi à se reproduire pour la première fois à seulement 3,5 ans (Aune et al., 1994; Wielgus et Bunnell, 1994), mais aussi à 9,5 ans (Case et Buckland, 1998). Le tableau 3 donne certains paramètres de la reproduction pour le Canada et des régions voisines.

5.3 Taux de survie

Les taux de survie ont été estimés à plusieurs endroits au Canada (tableau 4). On ne peut véritablement comparer les taux obtenus vu la diversité des méthodes employées (Schwartz et al., sous presse), mais on peut dégager des tendances générales. Ordinairement, le taux de survie des femelles adultes est élevé (> 0,90). Celui des mâles adultes tend à l’être moins, particulièrement dans les populations chassées, les femelles accompagnées de petits étant protégées par la loi et les chasseurs préférant abattre les plus grosses bêtes. Le taux de survie des subadultes est variable, mais habituellement relativement faible chez les mâles. Dans la plupart des populations, c’est le taux de survie des oursons qui est le plus faible, mais il s’accroît pour les jeunes d’un an.

5.4 Physiologie

L’aspect le plus marquant de la physiologie de l’ours grizzli est l’hibernation. Dans certaines régions, certains individus n’hibernent pas tous les ans (Van Daele et al., 1990; Murphy et al., 1998), mais le manque de nourriture et les conditions météorologiques rigoureuses poussent la plupart des ours à hiverner. La durée de l’hibernation varie selon les groupes d’individus : les femelles gravides sont les premières à se réfugier dans leur tanière et les dernières à en sortir, tandis que les mâles adultes sont ordinairement ceux qui passent le moins de temps dans leur tanière. La durée de l’hibernation est aussi fonction de la latitude, les ours vivant plus au nord se réfugiant plus tôt dans leur tanière et en sortant plus tard (Schwartz et al., sous presse). En moyenne, les ours grizzlis du parc national Banff passent environ 4,5 mois dans leur tanière chaque année (Vroom et al., 1980). Dans la partie centrale de l’Arctique canadien, la durée moyenne de l’hibernation s’élève à 185 jours (6,2 mois) pour les mâles et à 199 jours (6,6 mois) pour les femelles (McLoughlin et al., 2002b). On estime que dans la péninsule de Tuktoyaktuk, les ours occupent leur tanière pendant six ou sept mois (Nagy et al., 1983a).

 

Tableau 3. Estimations de paramètres de la reproduction chez l’ours grizzli au Canada et dans des États américains voisins. Différentes méthodes ayant été utilisées, les comparaisons doivent être effectuées avec prudence.
Endroit Âge (ans)Note de bas de page a à la 1ère portée Taille de la portéeNote de bas de page b Intervalle entre les portées (ans) Référence
Moy. (n) Plage Moy. (n) Plage Moy. (n) PlageNote de bas de page c
Rivière Flathead (Colombie-Britannique [C.-B]) 6,0 (5) 5 - 8 2,3 (31) 1 - 3 2,7 (9) 1 - 4 McLellan, 1989c
Ligne de partage des eaux (Montana [MT]) 5,7 (10) 4 - 7 2,1 (56) 1 - 4 2,7 (16) 2 - 4 Aune et al. 1994
Pén. de Tuktoyaktuk (Territoires du Nord-Ouest [T.N.-O.]) 5,9 (10) 5 - 8 2,3 (18) 1 - 3 3,3 (8) 3 - 4 Nagy et al., 1983a
Kananaskis (Alberta [Alb.]) 5,5 (3) 3 - 6 1,4 (5) -- 3,0 (3) -- Wielgus et Bunnell, 1994
Monts Selkirk (É.-U. /C.-B.) 7,3 (5) 6 - 7 2,2 (10) 2 - 3 3,0  (6) 2 - 4 Wielgus et al., 1994
Vallée Khutzeymateen (C.-B) -- -- 2,4 (8) 1 - 3 -- -- MacHutchon et al., 1993
Monts Swan (MT) 5,7 (3) 4 - 8 1,6 (17) 1 - 2 3,0 (6) 2 - 4 Mace et Waller, 1998
Monts Mackenzie (T.N.-O.) -- 8 - ? 1,8 (6) -- 3,8 (5) -- Miller et al., 1982
Parc national Kluane (Yukon) 6,7 (7) 6 - 8 1,7 (11) -- -- 3 - 4 Pearson, 1975
Monts Richardson (T.N.-O.) -- 5 - 6 2 (?) -- -- -- Nagy et Branigan, 1998
Kugluktuk, (Nunavut [Nt] 8,7 (6) 7 - 10 2,3 (19) 1 - 4 2,6 (8) 1 - 4 Case et Buckland, 1998
Riv. Anderson et Horton (T.N.-O.) 10,8 (12) 6 - ? 2,3 (37) 1 - 3 4,3 (15) 3 - 5 Clarkson et Liepins, 1993
Riv. Brock et Hornady (T.N.-O.) -- 5 - 6 1,5 (?) -- -- -- Nagy et Branigan, 1999
Riv. Berland (Alb.) -- 6 - ? 1,8  (5) 1 - 3 -- -- Nagy et al., 1988
Nord du Yukon (Yukon) -- 6 - 8 2,0 (6) 1 - 3 -- 3 - 5 Nagy et al., 1983b
Eastern Slopes (Alb.) 6,7 (8) 6 - 12 1,9 (24) 1 - 3 3,8 (24)Note de bas de page d 2 - 7+ Garshelis et al., 2001

 

Tableau 4. Taux desurvie annuels estimatifs de l’ours grizzli au Canada et dans des États américains voisins. Différentes méthodes ayant été utilisées, les comparaisons doivent être effectuées avec prudence.
Étude Endroit Chasse? Adultes Subadultes Jeunes d'un an Oursons Référence
Mâles Femelles Mâles Femelles
1 Riv. Flathead (C.-B)Note de bas de page a.1 O 0,92 0,94 0,92 0,94 0,88 0,82 McLellan 1989b
2 Riv. Flathead (C.B.)Note de bas de page a.1 O -- 0,95 -- 0,93 0,94 0,87 Hovey et McLellan, 1996
3 North Fork Flathead (C.-B)/MTNote de bas de page a.1 O 0,89 0,96 0,78 0,94 -- -- McLellan et al., 1999
4 Kananaskis (Alb.) O 0,70 0,93 0,89 0,89 - 0,93 --Note de bas de page b.1 0,78 Wielgus et Bunnell, 1994
5 Blackfeet-Waterton (MT/Alb.) O 0,63 0,92 0,80 0,86 -- -- McLellan et al., 1999
6 Parcs des montagnes (Alb./C.-B.) N 0,89 0,91 0,74 0,95 -- -- McLellan et al., 1999
7 South Fork Flathead (MT) N 0,89 0,89 0,78 0,87 -- -- McLellan et al., 1999
8 Selkirk-Yaak (É.-U./C.-B.)Note de bas de page a.1 N 0,84 0,95 0,81 0,93 -- -- McLellan et al., 1999
9 Monts Selkirk (É.-U./C.-B.)Note de bas de page a.1 N 0,81 0,96 0,90 0,78 --Note de bas de page b.1 0,84 Wielgus et al., 1994
10 Monts Swan (MT) N -- 0,90 -- 0,83 0,91 0,79 Mace et Waller, 1998
11 Montagnes de l'intérieur (É.-U./CAN)Note de bas de page c.1 O/N 0,88 0,93 0,80 0,92 -- -- McLellan et al., 1999
12 Eastern slopes (Alb.) N -- 0,95 - 0,96 -- 0,89 - 0,95 0.88 0,78 Garshelis et al., 2001


La physiologie des ours hibernants, à la fois complexe et fascinante, est décrite par Hellgren (1998). Au nombre de ses éléments essentiels, on compte les coûts métaboliques de la survie assumés par le catabolisme des protéines et des graisses accumulées, ainsi que l’absence de miction et de défécation sur de très longues périodes. Les femelles gravides, qui mettent bas pendant cette période de privation alimentaire, doivent aussi faire face aux coûts métaboliques des derniers stades de la gestation et de l’allaitement. Chez les ours sauvages, la perte de poids durant l’hibernation se chiffre entre 16 p. 100 et 37 p. 100 (Hellgren, 1998). En Alaska, des chercheurs ont évalué à 73 kg (32 p. 100) la perte moyenne de poids chez les femelles adultes durant l’hiver (Hilderbrand et al., 2000). Les graisses constituaient la plus grande partie de la masse perdue (56 p. 100). Les femelles quittant leur tanière avec des oursons ou des jeunes d’un an étaient plus légères que les femelles solitaires, et tant leur masse adipeuse que leur masse non adipeuse étaient inférieures, ce qui donne une idée des coûts relatifs de l’hibernation, de la gestation et de l’allaitement. La teneur corporelle totale en tissus adipeux peut n’être que de 6,3 p. 100 chez les ours de la partie centrale de l’Arctique canadien au commencement de l’été, et elle peut atteindre 33,6 p. 100 à l’automne (Gau, 1998).

La préparation à un long jeûne passe par l’hyperphagie, visant particulièrement des aliments très riches en calories comme les petits fruits et les carcasses. Ce besoin d’emmagasiner assez de graisses pour réduire le plus possible le catabolisme de la masse musculaire pendant l’hibernation pousse fortement les ours à s’alimenter et détermine en grande partie leur comportement à la fin de l’été et à l’automne. Ainsi, les ours grizzlis de la partie centrale de la côte de la Colombie-Britannique se déplacent sur de grandes distances pendant la saison des petits fruits, dont ils trouvent une dizaine d’espèces dans divers habitats (Hamilton et Bunnell, 1987); en outre, il a été souvent signalé que les ours des populations côtières migrent à l’automne vers les rivières à saumon (LeFranc et al., 1987).

5.5 Déplacements et dispersion

5.5.1 Domaine vital

Comme c’est le cas chez la plupart des espèces, il existe une corrélation inverse entre la taille du domaine vital de l’ours grizzli et la qualité générale de l’habitat. Les ours qui peuvent compter sur des ressources alimentaires abondantes et de qualité dans des régions à longue saison de croissance, comme dans les secteurs côtiers tempérés, tendent à avoir un domaine vital moins étendu. Par exemple, les domaines vitaux des mâles mesurés sur l’île de l’Amirauté (Alaska) sont en moyenne de 115 km2, et ceux des femelles de 24 km2 (Schoen et al., 1986). Les ours des régions plus sèches et plus froides de l’intérieur ou du nord ont ordinairement un domaine vital beaucoup plus étendu. Les domaines vitaux les plus étendus ont été observés dans la partie centrale de l’Arctique canadien; ils peuvent être jusqu’à cent fois plus étendus que ceux des populations côtières de l’Alaska (tableau 5). Les domaines vitaux des mâles sont ordinairement plusieurs fois plus étendus que ceux des femelles, probablement à cause de l’activité reproductrice des mâles et des plus grands besoins énergétiques associés à leur masse corporelle supérieure (Gau, 1998; McLoughlin et al., 1999).

En agissant sur la production primaire, et donc sur l’abondance et la disponibilité de la nourriture, le climat local influe sur l’étendue du domaine vital de l’ours grizzli (McLoughlin et Ferguson, 2000). Dans la plupart des cas, au Canada, les étendues des domaines vitaux et leurs conditions climatiques se situent entre les extrêmes mentionnés plus haut. On peut toutefois dire que l’ours grizzli a un domaine vital de grande taille, peu importe l’endroit (tableau 5).

Bien que la qualité de l’habitat détermine l’étendue minimale du domaine vital requise pour combler les besoins énergétiques, l’étendue réelle peut varier selon la densité de la population. Nagy et Haroldson (1990) ont observé qu’une baisse de densité attribuable à des mortalités de cause anthropique avait supprimé la concurrence pour les ressources, dont l’espace, et permis l’exploitation de domaines plus étendus.


5.5.2 Déplacements

En général, les mâles se déplacent davantage que les femelles (LeFranc et al., 1987). Dans la partie centrale de l’Arctique canadien, peu importe la saison, les mâles se déplacent à un rythme plus élevé que les femelles (McLoughlin et al., 1999). Leurs taux de déplacement étaient le plus élevés au printemps, alors que leurs besoins énergétiques sont grands et qu’ils sont à la recherche de femelles, et s’abaissaient en général lentement tout au cours de l’automne. Les taux de déplacement des femelles ont culminé au cours de l’été à un moment où la disponibilité de la nourriture était considérée comme faible dans la région de l’étude.

 

Tableau 5. Estimations de la densité de population et de l'étendue des domaines vitaux des adultes (polygone convexe minimum total) pour des populations d’ours grizzlis du Canada. Les densités ont été obtenues par radiotélémétrie, sauf indication contraire. Les zones d’ours grizzlis sont décrites dans Banci (1991); voir le tableau 12.
Région d'étude Zone: d’ours grizzlis DensitéNote de bas de page a.2 :
(ours/ 1 000 km2)
Domaine vital (km2) Source
Mâles : Femelles
Nord du Yukon 1 26 - 30 645 210 Nagy et al., 1983b
Monts Richardson (T.N.-O.) 1 19     Nagy et Branigan, 1998
Riv. Anderson et Horton (T.N.-O.) 1 8,2 - 9,1 3 433 1 182 Clarkson et Liepins, 1994
Riv. Brock et Hornady (T.N.-O.) 1 6     Nagy et Branigan, 1998
Pén. de Tuktoyaktuk (T.N.-O.) 1 4 1 154 670 Nagy et al., 1983a
Parc national Ivvavik (Yukon) 1   435 144 MacHutchon, 1996
Centre de l'Arct. (T.N.-O. / Nt) 1, 2 3.5 8 171 2 434 Penner, 1998; McLoughlin et al., 1999
Monts Mackenzie (T.N.-O.) 4 12   265 Miller et al., 1982
Parc national Kluane (Yukon) 5 37 287 86 Pearson, 1975
Riv. Prophet (C.-B.)Note de bas de page e 5, 6 14,5 - 16,9     Boulanger et McLellan, 2001Note de bas de page b.2
Riv. Prophet (C.-B.)Note de bas de page e 5 29     Poole et al., 2001Note de bas de page b.2
Riv. Prophet (C.-B.)Note de bas de page e 6 10     Poole et al., 2001Note de bas de page b.2
Collines Swan (Alb.) 6 7,4 - 9,6 244 113 Nagy et Russell, 1978
South Wapiti (Alb.) 6 7.4     cité dans Nagy et Gunson, 1990
Riv. Berland (Alb.) 6 4.6 1 918 252 Nagy et al., 1988; Nagy et Gunson, 1990
Yellowhead (Alb.) 6, 10 14.9 1 733 668 Boulanger, 2001Note de bas de page b.2; Stenhouse et Munro, 2001
Monts Hart (C.-B.) 7 49 77 47 Mowat et al., 2001Note de bas de page b.2; Ciarniello et al., 2001
Vallée Khutzeymateen (C.-B.) 8 43 - 90 125 52 MacHutchon et al., 1993
Bassin du haut Fraser (C.-B.) 9 12 1 697 326 Mowat et al., 2001Note de bas de page b.2; Ciarniello et al., 2001
Monts Selkirk Centre (C.-B.) 10 26.6     Mowat et Strobeck, 2000Note de bas de page b.2
Monts Selkirk (C.-B.) 10 14.1     Wielgus et al., 1994
West Slopes (C.-B.) 10   318 89 Woods et al., 1997
Parc national Jasper, AB 10 9,8 - 11,7 948Note de bas de page c.2 331Note de bas de page c.2 Russell et al., 1979
Riv. Flathead (C.-B.) 12 57 - 80 668 253Note de bas de page d.1 McLellan, 1989a; B.N. McLellan, comm. pers.
Kananaskis (Alb.)Note de bas de page e 12 16.2     Wielgus et Bunnell, 1994
Kananaskis (Alb.)Note de bas de page e 12 12,2 - 14,5 1 183 179 Carr, 1989
Nid-de-Corbeau (Alb.) 12 15     Mowat et Strobeck, 2000Note de bas de page b.2
Rocheuses centrales (Alb., C.-B.) 12 9,8 - 16 1 560 305 Gibeau et al., 1996; Gibeau et Herrero, 1997


Dans certains secteurs montagneux, on observe ordinairement des déplacements annuels altitudinaux qui sont fonction des changements phénologiques saisonniers dans la végétation et des changements dans la disponibilité des autres types d’aliments (LeFranc et al., 1987). Ainsi, les ours peuvent émerger de tanières situées à une altitude assez élevée et descendre au fond de vallées pour trouver des carcasses d’Ongulés et des plantes hâtives. À mesure que la fonte progresse en altitude, les ours remontent en suivant l’émergence de la végétation.


5.5.3. Dispersion

Ordinairement, les mâles subadultes se dispersent dès qu’ils sont indépendants alors que les femelles subadultes sont souvent philopatriques (LeFranc et al., 1987; Blanchard et Knight, 1991). Les distances de dispersion des jeunes ours grizzlis sont faibles en comparaison d’autres grands carnivores. La distance de dispersion moyenne de quatre mâles subadultes du parc national Yellowstone était de 70 km (Blanchard et Knight, 1991). Dans le Sud-Est de la Colombie-Britannique, on a mesuré des distances de dispersion moyennes de 29,9 km pour les mâles et de 9,8 km pour les femelles (McLellan et Hovey, 2001b). Dans cette dernière étude, la plus grande distance de dispersion depuis le domaine vital natal a été de 67 km chez les mâles et de 20 km chez les femelles. Toutefois, cette espèce, de grande taille et mobile, est capable de longs déplacements.Dans le Nord-Est de la Colombie-Britannique, un mâle subadulte portant un émetteur radio a été abattu à 340 km de son domaine vital natal (P.I. Ross, données inédites). Dans la partie centrale de l’Arctique, un mâle subadulte a franchi 471 km en moins d’un mois (R. Gau, comm. pers.).

La dispersion des ours grizzlis est progressive et étalée sur un à quatre ans (McLellan et Hovey, 2001b). À cause de cela, les ours grizzlis ne font pas que passer dans les corridors de dispersion et doivent pouvoir y vivre.

5.6 Alimentation et relations interspécifiques

Comme la plupart des autres espèces d’ours, l’ours grizzli a un système digestif présentant sur les plans anatomique et physiologique les mêmes caractéristiques de base que celui des autres membres de l’ordre des carnivores, mais il consomme des végétaux en relativement grande quantité. À l’intérieur des populations d’ours grizzlis comme d’une population à une autre, le degré de phytophagie varie, mais dans la plupart des cas, diverses plantes ont beaucoup d’importance, de sorte que les saisons influent grandement sur le régime alimentaire. Cependant, dans certaines régions, les ours sont fortement carnivores et, dans certains cas, prédateurs. À partir des signatures d’isotopes stables, des chercheurs ont pu établir que la contribution des végétaux au régime alimentaire d’ourses adultes se chiffre entre 19 p. 100 sur le littoral de l’Alaska et 98 p. 100 dans le parc national Kluane (Hilderbrand et al., 1999a). On peut sans doute dire de l’ours grizzli qu’il est un omnivore opportuniste (Schwartz et al., sous presse).

Les habitudes alimentaires de l’ours grizzli varient beaucoup en fonction des régions. De nombreuses études sur l’alimentation de l’ours grizzli ont été effectuées; on en trouvera des recensions détaillées dans LeFranc et al. (1987), Pasitschniak-Arts (1993), Pasitschniak-Arts et Messier (2000) ainsi que Schwartz et al. (sous presse). On présente ici un aperçu de plusieurs récentes études canadiennes.

Dans la partie centrale du littoral de la Colombie-Britannique, 65 aliments, dont 49 plantes, ont été identifiés (MacHutchon et al., 1993). Au printemps, les carex étaient les aliments les plus fréquemment consommés. Plusieurs herbacées à feuilles larges prédominaient dans le régime alimentaire estival et étaient consommées jusqu’à l’automne. Du commencement d’août à la mi-octobre, le saumon (Oncorhynchus spp.) constituait le principal aliment. Les chercheurs ont aussi observé des ours qui se nourrissaient de mammifères et de divers invertébrés trouvés dans la zone intertidale.

La densité d’ours grizzlis dans le bassin hydrographique de la Flathead, dans le Sud-Est de la Colombie-Britannique, est au moins deux fois supérieure à celle de toute autre population de l’intérieur (tableau 5). McLellan et Hovey (1995) avancent l’hypothèse que cette forte densité est attribuable à la grande abondance et à la grande diversité de nourriture dans ce secteur. Tout comme les ours grizzlis de nombreux autres secteurs d’étude montagneux de l’intérieur (Hamer et Herrero, 1987; LeFranc et al., 1987; Hamer et al., 1991), les ours grizzlis du bassin de la Flathead se nourrissaient beaucoup de racines (Hedysarum spp. particulièrement) et d’ongulés tôt au printemps et aussi à la fin de l’automne (McLellan et Hovey, 1995). Les chercheurs ont vu peu souvent les ours se nourrir des graines du pin à blanche écorce (Pinus albicaulis), même s’il s’agit d’un aliment important dans le Glacier National Park (États-Unis), parc voisin, et dans d’autres régions où les deux espèces sont présentes (Mattson et al., 2001). Différentes herbacées à feuilles larges, ainsi que des graminées et un prêle (Equisetum sp.), prédominaient dans le régime alimentaire estival. À la fin de l’été, les petits fruits représentaient jusqu’à 96 p. 100 du volume des excréments. Les chercheurs pensent que la présence de tous les aliments majeurs connus des ours grizzlis de l’intérieur et l’abondance des airelles (Vaccinium spp.) et des fruits de la shépherdie du Canada (Shepherdia canadensis) contribuent largement à la grande qualité de l’habitat dans le bassin de la Flathead.

Dans le parc national Ivvavik, au Yukon, on a observé que les habitudes alimentaires saisonnières de l’ours grizzli s’apparentaient généralement à celles des ours de l’intérieur dans les régions du sud (MacHutchon, 1996). Les racines de Hedysarum, les petits fruits de l’automne précédent et les prêles étaient des aliments importants au printemps. Les prêles gardaient leur importance au cours de l’été, mais les herbacées à feuilles larges étaient également consommées en grande quantité durant cette saison. À l’automne, les petits fruits devenaient importants à mesure qu’ils mûrissaient, et les racines revenaient au menu. Les ours grizzlis du parc national Ivvavik pourchassaient les spermophiles (Spermophilus parryii) au cours de l’été et de l’automne ainsi que les caribous (Rangifer tarandus) pendant leur courte présence au milieu de l’été, mais la presque totalité du temps d’alimentation (de 96 à 98 p. 100) était consacrée à la recherche de végétaux.

Gau (1998) et Gau et al. (2002) ont étudié les habitudes alimentaires de l’ours grizzli de la partie centrale de l’Arctique. Le caribou était le principal aliment, particulièrement au printemps, au milieu de l’été et à l’automne. Au commencement de l’été, alors que le caribou était pratiquement absent, les prêles, les carex (Carex spp.) et les linaigrettes (Eriophorum spp.) prédominaient dans le régime alimentaire. À la fin de l’été, les petits fruits prenaient une très grande importance; ces chercheurs estiment qu’ils sont essentiels à l’accumulation des réserves de graisse nécessaires pour l’hibernation.

Le fait de manger de la viande influe sur plusieurs paramètres chez l’ours grizzli. On a observé une corrélation positive entre la proportion de viande dans le régime alimentaire et la densité de population, la masse corporelle des femelles et la taille moyenne des portées (Hilderbrand et al., 1999a). Dans la plupart des régions, le gain de masse corporelle précédent hibernation repose largement sur la consommation massive de petits fruits à la fin de l’été. Toutefois, on a observé que les coûts métaboliques d’entretien sont à leur plus bas et que le gain de masse corporelle est le plus élevé lorsque la teneur en protéines du régime alimentaire avoisine les 20 à 35 p. 100, ce qui signifie que, même s’il y a abondance de petits fruits, un régime alimentaire mixte est préférable (Rode et Robbins, 2000).

Les ours grizzlis ont accès à de la viande de manière très inégale selon les secteurs d’étude; en outre, l’accès à la viande varie généralement selon les saisons. Toutefois, lorsqu’ils peuvent s’en procurer, ils montrent une préférence marquée pour la viande. Au printemps, sur le littoral de l’Alaska, des chercheurs ont observé que les femelles adultes mangeaient en moyenne 8,5 kg de viande par jour, principalement de l’orignal (carcasses et jeunes) (Hilderbrand et al., 1999b). En été et en automne, elles consommaient 10,8 kg de saumon par jour, et la viande constituait 80,4 p. 100 de leur régime alimentaire automnal (saumon : 59,6 p. 100; viande d’animaux terrestres : 20,7 p. 100).

On sait depuis longtemps que les carcasses d’ongulés sont une importante source de nourriture pour l’ours grizzli, particulièrement au printemps, dans pratiquement toutes les populations. Toutefois, l’importance alimentaire de la prédation pour l’ours grizzli, et son importance dans la dynamique des populations d’ongulés, sont mieux connues depuis peu. Dans le Centre-Sud de l’Alaska, les ours grizzlis tuent 44 p. 100 des faons de l’orignal, ce qui correspond à 73 p. 100 de leur mortalité (Ballard et al., 1991). Ils tuent aussi des orignaux plus âgés, notamment des femelles adultes. Les ours grizzlis sont la cause première de mortalité chez les orignaux adultes dans le Sud-Ouest du Yukon (Larsen et al., 1989). Il est établi également que ce sont d’importants prédateurs d’orignaux dans d’autres régions (voir par exemple Gasaway et al., 1988; Mattson, 1997; Bertram et Vivion, 2002). Les individus de certaines classes d’ours grizzlis peuvent être de meilleurs prédateurs que d’autres. Dans le Centre-Est de l’Alaska, les ours grizzlis mâles adultes tuent chaque année en moyenne 3,3 à 3,9 orignaux adultes, alors que les femelles solitaires en tuent en moyenne 0,6 à 0,8 (Boertje et al., 1988). Dans cette région, la biomasse abattue par les ours grizzlis correspond à quatre fois la biomasse de charogne qu’ils consomment.

Le caribou (Adams et al., 1995; Gau, 1998), le wapiti (Cervus elaphus) (Hamer et Herrero, 1991; Mattson, 1997) et différents petits mammifères (notamment des spermophiles [Spermophilus sp.] et des marmottes [Marmota sp.]) sont aussi chassés par l’ours grizzli. Le bœuf musqué (Ovibos moschatus) (Gunn et Miller, 1982; Case et Stevenson, 1991), le cerf mulet (Odocoileus hemionus) (Mattson, 1997), la chèvre de montagne (Oreamnos americanus) (Festa-Bianchet et al., 1994), le bison (Bison bison) (Mattson, 1997) et l’ours noir (Ursus americanus) (Boertje et al., 1988; Ross et al., 1988) peuvent occasionnellement être la proie de l’ours grizzli. Dans l’Arctique canadien, des chercheurs ont observé directement ou déduit à partir d’indices des cas de prédation du phoque annelé (Phoca hispida) (Clarkson et Liepins, 1989; M.K. Taylor, comm. pers.; P.I. Ross, données inédites). Les légionnaires grises (Euxoa auxiliaris), les fourmis et les lombrics peuvent constituer des proies saisonnières importantes pour l’ours grizzli là où ces invertébrés sont présents (Mattson et al., 1991; Mattson, 2001; Mattson et al., sous presse).

Les effets de l’ours grizzli sur les autres espèces ne se limitent pas à ceux liés à la prédation. Le loup (Canis lupus) et l’ours grizzli se font concurrence pour les proies vivantes et les carcasses, et ils se volent leurs prises. Cependant, Servheen et Knight (1993), qui ont étudié les interactions entre l’ours grizzli et le loup, n’ont observé aucun effet sur les taux de survie ou la reproduction chez l’une ou l’autre des deux espèces. On a cependant observé que les rapports entre l’ours grizzli et un prédateur obligatoire comme le couguar sont à l’avantage de l’ours grizzli : les ours (grizzlis et ours noirs) se sont approchés de 24 p. 100 des proies abattues par le couguar (Puma concolor) dans le parc national Yellowstone et le Glacier National Park et ont chassé les couguars de 10 p. 100 des carcasses (Murphy et al., 1998). Les ours ont comblé jusqu’à 113 p. 100 de leurs besoins énergétiques quotidiens lors de ces rencontres, alors que les couguars ont accusé à ce chapitre des pertes de jusqu’à 26 p. 100. La prédation par les ours et leurs restes (particulièrement dans le cas du saumon) contribuent à l’alimentation de différents charognards et détritivores.

Les ours grizzlis qui fouillent la terre à la recherche des bulbes d’érythrone à grandes fleurs (Erythronium grandiflorum) enrichissent les sols en éléments nutritifs, ce qui favorise la repousse et la croissance d’érythrones et d’autres plantes et contribue à structurer les communautés végétales (Tardiff et Stanford, 1998). La consommation de fruits aide à la dispersion des graines (Willson, 1993). En outre, l’ours grizzli redistribue dans les écosystèmes terrestres les éléments nutritifs que renferment les saumons. Des chercheurs ont estimé que de 15,5 à 17,8 p. 100 de l’azote du feuillage d’épinettes situées à moins de 500 m de cours d’eau provenait de saumons, et que de 83 à 84 p. 100 de cet apport était attribuable aux fèces et à l’urine des ours (Hilderbrand et al., 1999c).

L’ours grizzli interagit aussi directement avec l’homme. Chaque année, il se produit des millions de rencontres en Amérique du Nord, presque toujours sans incident. Toutefois, entre 1990 et 1999, des ours grizzlis ont causé la mort de 18 personnes en Amérique du Nord (S. Herrero, comm. pers.). Sur une période de 30 ans, en Alberta et en Colombie-Britannique, il y a eu environ quatre fois plus de blessures graves que de décès. On peut donc estimer qu’il a pu se produire annuellement en moyenne 9,0 attaques graves ou mortelles au cours des années 1990 en Amérique du Nord. En Colombie-Britannique, mais pas en Alberta, le taux d’accroissement des blessures infligées par des ours grizzlis est supérieur au taux d’augmentation de la population humaine (S. Herrero, comm. pers.).

5.7 Comportement et adaptabilité

La capacité d’apprentissage avérée de l’ours grizzli le rend fortement adaptable à l’échelle individuelle. D’innombrables anecdotes concernant des réactions à divers stimuli ou situations en témoignent. Bon nombre de ces exemples ont trait à des situations conflictuelles avec l’homme. Les ours récompensés pour certains comportements avec de la nourriture deviennent rapidement conditionnés (McCullough, 1982). Les ours peuvent aussi, par suite d’un manque de renforcement négatif, s’accoutumer à la présence humaine et ainsi cesser de la craindre. Ces deux phénomènes peuvent donner lieu à des interactions négatives entre l’homme et les ours.

On a testé et appliqué des programmes de conditionnement d’aversion en de nombreux endroits afin de tirer profit de la capacité des ours de modifier leurs comportements (voir par exemple la recension dans LeFranc et al.; Schirokauer et Boyd, 1998). L’emploi de chiens d’ours de Carélie entraînés pour amener les ours accoutumés à la présence humaine à modifier leur comportement est une avenue particulièrement prometteuse (Hunt, 2000). Toutefois, comme le comportement des ours est fortement régi par leurs considérables besoins alimentaires, il demeure difficile d’appliquer à ceux-ci le conditionnement d’aversion.

Ordinairement, les jeunes ours grizzlis accompagnent leur mère pendant une période de deux à quatre ans (Schwartz et al., sous presse). Cette longue période de dépendance serait liée à la complexité des comportements que la mère doit leur apprendre pour qu’ils puissent assurer leur survie de façon autonome.

L’adaptabilité de l’ours grizzli à l’échelle de l’espèce est cependant beaucoup plus faible, principalement en raison de son faible taux de reproduction. Il faut de nombreuses générations pour que des changements dans les schèmes généraux de comportement apparaissent à l’échelle des populations, et ces changements sont toujours atténués par la précarité de l’état nutritionnel des ours. En cas de besoin, l’ours grizzli adoptera des comportements à risque pour se procurer de la nourriture, d’où la possibilité constante de conflits avec l’homme.

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